L’intégrale des Années de Pèlerinage par un éminent spécialiste de Franz Liszt, joué sur un Steinway ancien de la fin du XIXème siècle, et qui enregistre l’œuvre pour la première fois à 73 ans… peu banal, vous le reconnaîtrez.
Le pianiste napolitain nous livre ici une performance aussi chaude et organique que les timbres de son instrument, à l’instar d’un café alla nocciola du Vero bar del Professore. Les napolitains comprendrons !
On peut être dérangé au début par le manque de légèreté ou d’aération qui ressort de cette interprétation, mais de toute évidence imposée par l’instrument lui-même.
Dès « La Chapelle de Guillaume Tell », Il y a une dimension solennelle, théâtrale qui transparaît sous le phrasé autoritaire de l’Italien et le son corrodé de son piano. Le contraste avec la douceur pastel du « Lac de Wallenstadt » n’en est que plus saisissant. La déferlante sonore d’ « Orage » suivant « Au bord d’une source » est également parfaitement dosée, pleine et sans artefacts.
« La vallée d’Obermann » est sans doute le passage le plus attendu de la première année en Suisse. Michele Campanella utilise à juste escient les silences, allongeant le temps de cette partie qui dépasse les 15 minutes. Comment ne pas être touché ? Il y a une profondeur et une noirceur dans les premiers passages qui impressionnent, mais c’est la ponctuation du pianiste qui donne cette balance si admirable entre espoir et désespoir.
On est loin, bien sûr, des presque 17 minutes de la très belle performance de Nicolas Angelich enregistrée chez Mirare en 2003. Mais si les timbres de l’Italien ne rivalisent pas avec ceux de l’Américain, j’ai trouvé le rythme de Campanella plus juste, plus naturel, peut-être un peu moins maniéré que celui d’Angelich, qui signe néanmoins une interprétation de référence. On est davantage dans le ressenti, moins dans l’élégance, avec Campanella.
Peut-être est-ce le juste milieu entre la performance flamboyante d’un Michael Korstick ou de celle épanchée d’Angelich, pour ne citer que des enregistrements assez récents.
Dans la seconde année, Campanella nous livre un sonnet 104 de Petrarque enflammé et sensible. On aurait peut-être attendu davantage de retenue pour se rapprocher de l’enregistrement de référence de 1954 de Ciccolini. Campanella est apparemment un amoureux plus transi, plus vibrant, quitte à pénaliser le sentiment de recherche de paix intérieure qui réside également dans cette oeuvre. Néanmoins, les contrastes sont parfaitement marqués et le son du Steinway modèle D de 1892 est ici fabuleux. Le fameux café à la noisette du Vrai Bar du Professeur ! Je rappellerais que le lieder dont s’inspire Liszt, et d’après le sonnet 104, s’intitule « Pace non trovo , je ne trouve pas la paix », et c’est bien ce sentiment qui émane de l’interprétation du napolitain.
« Après une lecture de Dante » est en comparaison plus calme. J’ai du mal à oublier la performance étincelante de Nicolas Angelich dans cette pièce. Il faut dire que la prise de son de Mirare n’y est pas non plus étrangère. Mais c’est vraiment un festival de richesse harmonique d’une lecture peut-être un brin cérébrale par rapport à l’interprétation de Campanella, ou celle de Ciccolini qui atteint des sommets techniques rarement rencontrés.
Mais revenons à celle de Michele Campanella, certainement plus sombre et autoritaire. Il y a un sens inné ou travaillé (allez savoir) de la dramaturgie chez l’Italien. Les contrastes entre enfer et paradis ressortent de façon très nette. On sent que le pianiste nous transporte dans la Divine Comédie. Il y a une pulsation, un élan continu qui nous porte, et c’est sans doute l’apanage d’une certaine maturité, d’un grand recul par rapport à l’œuvre, même si certains jeunes talents ont pu également marquer les esprits en grillant les étapes.
La troisième année nous offre une allée de cyprès de la Villa d’Este teintée d’une belle noirceur. C’est sans nul doute la partie la plus difficile à appréhender des Années de Pèlerinage. C’est en tout cas cette histoire, plus axée sur la souffrance que sur l’affirmation de soi, que nous raconte Campanella. L’instrument d’époque aide beaucoup à restituer ce climax mi-angoissant mi-spirituel. C’est en tout cas un choix esthétique audacieux qui trouve une forme d’évidence dans cette troisième partie.
Tout aussi ambiguë, et malgré un dépouillement caractéristique, « Les jeux d’eau » suggèrent par leurs arpèges et leurs accords, le ruissellement des fontaines et le scintillement de l’eau sous la lune. Campanella insiste néanmoins sur le côté symbolique de l’œuvre, et la référence liturgique à l’eau, source de vie éternelle.
Plus qu’une atmosphère impressionniste, le pianiste napolitain instaure un climax quasi mystique, qui fusionne parfaitement avec les trois dernières pièces où la désolation s’installe définitivement.
Alors ne frôle-t-on pas l’overdose de café alla nocciola ? Non, je ne pense pas. Ce triple album fera sans doute partie des inclassables, mais porte en lui une sorte de droiture professorale en même temps qu’une interprétation réellement habitée.
En ce qui me concerne, c’est le grand frisson.
- Titre :Années de Pèlerinage – Franz Liszt
- Artistes :Michele Campanella.
- Format :PCM 24 bit, 96 kHz
- Ingénieur du son :Marcello Malatesta.
- Editeur/Label :Odradek Records.
- Année :2020
- Genre :Classique.
- Intérêt du format HD :Réel.