Cyprien Katsaris a été très régulièrement mis à l’honneur dans notre magazine. Mais quand François Segré (Socadisc) nous a proposé une interview au sujet de son dernier album, puis que mon éditeur en chef m’a chargé de cette interview, c’est un tsunami d’allégresse qui m’a transporté!
François Segré nous a alors transféré l’album en version digitale 16/44 et le livret pdf en avant première, la parution officielle de l’album devant avoir lieu le 24 février 2023.
Quand on est un adorateur de Mozart, qu’on est subjugué par Don Giovanni et qu’on est emballé par Cyprien Katsaris depuis bien longtemps, rencontrer ce pianiste/compositeur/transcripteur qui n’a pas hésité à « revoir » les transcriptions des symphonies de Beethoven par Liszt, il s’agit d’un cadeau qu’aucune Ferrari ou Lamborghini ne peut approcher.
Allons-donc, Don Giovanni au piano seul! Quelle gageure! Quelle folie en fait! (On verra plus loin que Cyprien Katsaris utilise un terme plus « direct ».)
Et puis, un peu de stress quand même… Des questions qui heureusement s’avèrent inutiles, comme « comment dois-je appeler Monsieur Cyprien Katsaris », « Maître » comme certains chefs rapidement rencontrés, « Monsieur »? Autrement? La réponse de François Segré m’a rapidement détendu:
« Bah, appelez-le Cyprien et voici son numéro de téléphone pour prendre rendez-vous. »
Le rendez-vous est donc pris, le 8 février 2023 à 13 heures, non pas dans une pièce plus ou moins anonyme, mais dans l’une des « cantines » de Cyprien Katsaris, un restaurant libanais, où l’interview prendra la forme d’une discussion à bâtons rompus.
Cette discussion a duré plus de deux heures et demie et a concerné de très nombreux sujets, Bernstein, Ormandy, la musique atonale, Haydn, Mozart, Beethoven, Schumann, le rôle en désuétude des maisons de disques dans la « starification » des musiciens, les 70 millions d’apprentis pianistes en Chine, dont 20 millions le sont « professionnellement »…
Pour éviter une longueur inutilement excessive à cet article, j’ai décidé de ne rapporter ici que ce qui était en lien à peu près direct avec Don Giovanni et de le rédiger sous forme d’interview. Le reste demeurera privé.
- Thierry Nkaoua
Quand nous nous sommes téléphonés, vous m’avez dit qu’il ne fallait vraiment pas faire de publicité à cet album. - Cyprien Katsaris
Oui! Pour les chefs d’orchestre, les instrumentistes d’orchestre et les chanteurs, cette transcription va être considérée comme un crime! - TNK
??? - CK
Si, si, je vous assure.
- TNK
Pourquoi ce goût pour les transcriptions? - CK
Le piano est un instrument « à percussion » qui n’est pas de manière naturelle adapté au chant.
C’est finalement assez peu connu, mais il existait un pianiste égal de Liszt: Thalberg. On disait à leur sujet lors de « duels » au piano: Thalberg est le meilleur, mais Liszt est unique, impossibles à départager.
Thalberg est l’auteur de nombreuses transcriptions à but pédagogique, ayant comme objectif d’apprendre aux pianistes en herbe à faire chanter leur piano. Pour saisir ce que l’on peut faire et entendre au piano, il utilise par exemple des lignes musicales complémentaires, en dessous et au dessus du chant, qui viennent subtilement renforcer les harmoniques du chant pour donner l’illusion de notes « tenues », ce qui est physiquement impossible au piano. Ces pièces sont regroupées sous le titre « L’Art du chant au piano ». Cet ensemble de pièces est alors édité par Heugel, avec une préface explicative de Thalberg en personne.
- CK
A la mort de Thalberg, Heugel propose à Bizet de composer une cinquantaine de transcriptions avec le même objectif d’apprendre à faire chanter le piano. C’est finalement 150 transcriptions que Bizet offrira aux pianistes! 50 transcriptions de compositeurs français, 50 germaniques et 50 italiens.
Et puis Bizet décide d’écrire une transcription de Don Giovanni. C’est un travail assez incroyable. Bizet a noté tous les instruments, tous les chanteurs, et a fourni des doigtés. - TNK
Il y a donc une volonté de transmission… - CK
Oui, exactement. Mais c’était aussi une oeuvre personnelle dont il jouait des extraits tous les matins avant son petit-déjeuner! Sans toutes les indications et doigtés de Bizet, je ne sais pas si je me serais lancé dans cette aventure qui m’a déjà pris un temps fou! Je ne l’aurais peut-être pas fait non plus si ce n’était pas le compositeur de l’opéra le plus connu au monde, Carmen, qui avait transcrit l’opéra le plus fascinant, Don Giovanni… - TNK
Avez vous modifié la partition de Bizet comme vous l’avez fait dans les transcriptions de Liszt pour les symphonies de Beethoven? - CK
Non! Je n’ai pas changé une seule note! La transcription est parfaite! Pouvoir jouer Don Giovanni uniquement avec deux mains est quelque chose de tellement étonnant.
- TNK
Faut-il « oublier » Don Giovanni, opéra avec orchestre, chanteurs, choeurs, costumes, éclairages, et mise en scène pour jouer la transcription de Bizet?
- CK
Oui! Mais il faut en même temps le connaitre! Et les indications de Bizet sont un cadeau. Il faut l’oublier pour l’inventer comme dans toute interprétation de toute oeuvre. Il ne faut vraiment pas essayer de mimer les instruments de l’orchestre ou les voix des chanteurs. La « texture » de l’oeuvre est suffisante à elle-même. L’objectif est de faire entendre l’oeuvre présentée autrement. Quand j’ai enregistré Das Lied von der Erde de Mahler avec Brigitte Fassbaender et Thomas Moser en première mondiale chez TELDEC, ce sont eux qui m’ont demandé d’oublier les versions orchestrales. - TNK
À l’écoute ce cette transcription de Bizet, il m’a bien semblé parfois « mieux » entendre cette texture, les constructions, les contre-chants, etc… - CK
Au piano, cela pourrait ressembler à une photo en noir et blanc par rapport à une photo en couleurs. Une photo en noir et blanc peut montrer autant de choses, parfois mieux et plus d’ailleurs, sans être « distrait » par les couleurs que j’assimile alors aux différents timbres de l’orchestre et des chanteurs. Ce qu’on peut perdre en couleurs ou timbres, on peut parfois le gagner en impact et clarté du message transmis.
- TNK
M’autorisez-vous à mettre en ligne « Deh vieni alla finestra » que je trouve exceptionnel sous vos doigts? On y entend bien mieux les pulsations et les articulations différentes entre Don Giovanni et l’accompagnement à la mandoline, comme si elle démentait en direct la séance de séduction lascive de Don Giovanni. Exactement comme on mime un pipeau quand quelqu’un raconte des âneries. - CK
Oui! Et c’est mon air préféré dans Don Giovanni! - TNK: voici donc cette pièce sous les doigts de Cyprien Katsaris.
- TNK
Le final dure plus de 25 minutes… - CK
C’est juste épouvantable à tenir… - TNK
Il ne m’a manqué qu’une seule chose dans cette transcription… - CK
Oui? - TNK
Le cri de Don Giovanni quand il meurt. - CK
Oui, c’est vrai. Je n’ai pas pu le faire dans cet album. Mais écoutez ma transcription de la Panthère Rose dans mes « 111 Piano Hits », vous entendrez mes miaulements et feulements! (NDLR: Qobuz étant mon ami, je me suis précipité en rentrant chez moi sur cette Panthère Rose, et…) - TNK
Comme vous miaulez et feulez, j’ai une dernière question iconoclaste à vous poser. Je peux? - CK
Oui, allez-y! - TNK
Faut-il être mégalomane ou souffrir d’un trouble de personnalités multiples pour jouer au piano seul les symphonies de Beethoven et à présent Don Giovanni? - CK
Non! Il faut être complètement taré! (NDLR: sic).
Que dire de plus après cet interview?
Que l’humilité et la simplicité de Cyprien Katsaris sont diamétralement opposées au vertige dont on est saisi quand il plonge son regard sur vous, tant on y perçoit de connaissances, d’expérience, de travail, de talent, de passion, mais aussi un zeste de souffrance dont je n’ai pas souhaité m’entretenir avec lui lors d’une première rencontre.
Son humour à froid m’a vraiment étonné, moi qui imaginais peut-être l’appeler « Maitre ». Et pourtant…
Sa capacité à faire chanter le piano est époustouflante. JC en a déjà parlé dans les « critiques » de ses albums déjà parues ici. Et dire qu’en 10 ans de conservatoire en classe de piano, je n’avais jamais entendu parler de Thalberg ni des transcriptions de Bizet. J’ai cherché les partitions chez mes fournisseurs habituels, y compris celle de Don Giovanni transcrit par Bizet: introuvable. J’ai trouvé une seule image de la partition (partielle) de l’Art du Chant au Piano sur un site de vente en ligne d’occasions.
Après l’excitation de la rencontre, j’ai à présent un petit coup de blues en me demandant combien d’autres « fils conducteurs » tels celui de Thalberg, nous avons égarés en chemin depuis Bach, Haydn, Mozart, Beethoven…
Ce que fait Cyprien Katsaris dans cette transcription n’est ni une trahison, ni une miniaturisation, ni un crime, c’est Don Giovanni tout entier, avec un éclairage d’un autre type, une vision parfois plus proche et paradoxalement parfois aussi plus large. Les chefs, musiciens et chanteurs, au contraire de ce qu’affirme Cyprien Katsaris, devraient l’écouter: c’est une véritable Master Class.
Son toucher nous offre une palette quasi infinie de couleurs, sans jamais chercher à imiter une clarinette, un hautbois ou un chanteur. Le recueil des 150 transcriptions de Bizet s’appelle « Le pianiste chanteur ».
Mission accomplie pour Cyprien Katsaris.
La prise de son est belle, pleine, réaliste et crédible. Les deux ingénieurs du son sont aussi à remercier pour leur travail exemplaire.
- Titre: Mozart, Cyprien Katsaris, Don Juan by Bizet
- Artiste : Cyprien Katsaris (piano Bechstein D, 282)
- Format: 16/44
- Prise de son et mix: Lech Dudzik, Gabriela Blicharz
- Mastering: Gabriela Blicharz
- Réglages piano: Burkhard Loock et Torben Garlin
- Lieu: Studio de concert Witold Lutoslawski de la radio polonaise, Varsovie
- Editeur/Label: The Fryderyk Chopin Institute
- Année: 2023
- Genre: Piano
- Crédits photo: Piotr Markowski
- Intérêt du format HD (Exceptionnel, Réel, Discutable): 16/44 uniquement