La pianiste luxembourgeoise Sabine Weyer nous convie ici à un voyage initiatique du fin-fond de l’empire soviétique, avec la musique d’un proche de Prokofiev, Nikolai Miaskovsky dont c’est le 140ème anniversaire, jusqu’aux rivages plus actuels du compositeur français contemporain Nicolas Bacri, célébrant son 60e anniversaire.
Difficile au premier abord de trouver quel cheminement permet de passer de l’un à l’autre. C’est pourtant le compositeur parisien qui a guidé les pas de Sabine Weyer vers le répertoire de Miaskovsky, ayant dédié sa Sonate pour piano n ° 3, Opus 122 «Sonate impetuosa» à la mémoire du compositeur russe. Il s’avère en effet que Nikolai Miaskovsky est le compositeur préféré du français.
C’est indubitablement un bel enregistrement que nous livre Sabine Weyer, servi par une très bonne captation de son Bösendorfer 280.
Ces œuvres, écrites à presque un siècle de distance semblent en effet provenir d’un creuset commun, celui d’une hyper expressivité et d’un lyrisme poignant. Difficile en tout cas de ne pas ressentir une certaine unité dans le déroulé de ce récital aux élans scriabiniens, et bien que le romantisme soviétique reste néanmoins assez distinct du style opiniâtre et obsessionnel du compositeur français. Il y a en fait comme une source commune d’inspiration, celle d’une quête, ou, au contraire, celle d’un refus du système, soviétique pour Miaskovsky, académique pour Bacri…
J’ai énormément apprécié un répertoire peu familier, et notamment cette sonate impetuosa de Bacri, totalement obsédante, qui semble vous happer dans un tourbillon dont vous ne pourrez vous échapper qu’à la dernière note. Ce flux tempétueux, ce sentiment de désolation vous plonge dans un vrai déluge émotionnel.
Mais au delà de cette interprétation saisissante, même si je dois avouer mon manque de référence discographique pour ce répertoire, la grande réussite de cet enregistrement est la juxtaposition des deux sonates numéro 2 et des deux numéros 3, qui se font littéralement écho. Il y a des disques où la programmation semble relever soit d’un grand conventionnalisme, soit d’une sensibilité d’un artiste à certaines œuvres plutôt qu’à d’autres. Là, il y a une réflexion longuement mûrie, quelque chose à la fois de très personnel, mais si bien présenté que cela devient une quasi-évidence, comme si chacune de ces oeuvres appartenait au même microcosme.
La deuxième sonate de Miaskovsky est jouée avec un sens certain de la nuance, et de la dynamique. Le jeu virtuose de la pianiste apporte beaucoup de clarté, met en exergue la ligne mélodique, en dépit de la complexité de l’écriture. Il y a en effet une grande cohérence dans cette interprétation, ainsi qu’une superbe gestion des contrastes, il est vrai parfaitement servies par la qualité technique de la prise de son. Mais il faut bien reconnaître que la puissance et la sensibilité qui émanent du jeu de Sabine Weyer sont tout simplement impressionnantes.
La Deuxième sonate, op. 109 de Nicolas Bacri présente une étrange rupture dans la continuité… on est rapidement submergé par ce motif obsédant qui plane sur cette composition. Tout est ici question de nuances, de couleurs, et d’accentuation, révélant la subtilité et la délicatesse du jeu de l’interprète. C’est une autre forme de tourbillon que nous révèle ici Sabine Weyer, plus sournois mais tout aussi enivrant, alternant les passages calmes avec d’autres fortement agités. On ressent aussi cette précision métronomique, presque angoissante, enchaînant les motifs mélodiques et rythmiques pour passer quelques déchaînement savamment appuyés.
La Troisième sonate op. 19 de Miaskovsky parait plus complexe que les deux sonates numéro 2. La pianiste nous plonge dans un monde inconfortable, anguleux, aux nombreuses variations dynamiques, presque douloureux en fait. J’en ressens presque des crampes à la main droite. L’ambiance devient plus tendue, et évolue en permanence entre bouillonnement lyrique et déchirement. C’est vraiment une très belle œuvre, et on comprend pourquoi Nicolas Bacri a voulu lui rendre hommage dans sa troisième sonate impétueuse.
Cette dernière ne nous laisse pas le temps de respirer et n’observe aucun préliminaire : la tension monte d’un cran. Le grondement de la main gauche en devient inquiétant. Le cheminement est étrange mais fascine. On arrive vers des rivages plus calmes, sur un mouvement lent aux accents debussyiens. Là encore, la prise de son est admirable. Sabine Weyer ne tardera pas à revenir au premier thème et nous voilà happés à nouveau par ce déferlement de notes graves et aiguës.
Les Six excentricités op. 25 offrent une perspective plus relâchée, une ambiance plus légère, si on fait abstraction de la troisième (Largo e pesante). Ces pièces courtes présentent un moindre intérêt par rapport aux sonates, mais ont néanmoins conservé mon attention.
En conclusion, Sabine Weyer interprète la Fantaisie op.134 de Nicolas Bacri, nous plongeant dans un climax relaxant mais teinté de mystères parfois inquiétants, dérivant vers des abysses plus sombres. La justesse du touché, le respect des silences sont tout à fait admirables. Pour faire une analogie avec l’art pictural, le jeu des clairs obscurs est particulièrement réussi. Car c’est bien cette précision quasi parfaite dans l’exécution des contrastes, mélodiques et rythmiques, cette main gauche très puissante mais toujours subtilement dosée, qui font de ce dernier tableau une belle fin, comme si on s’éveillait après un long rêve de plus de 70 minutes.
Un disque magnifique qui coche toutes les cases, celles de l’audiophile, celles du mélomane, du musicologue et de l’amateur de poésie. Bravo !
- Titre: Mysteries.
- Artiste: Sabine Weyer (piano).
- Format: SACD Hybride multicanal 5.1 – DSD64
- Ingénieur du son : Manfred Schumacher.
- Editeur/Label: Ars Production.
- Année: 2020
- Genre: Classique
- Intérêt du format HD (Exceptionnel, Réel, Discutable): Exceptionnel.